Nam Shub, technologies 1

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La Technologie comme langage

Présentation

Ce texte est un vieux compte-rendu d’une journée œcuménique entre associations croyantes et associations militantes sur le thème de la lutte contre la pauvreté à laquelle j’avais participé il y a bien longtemps, en 2002 me semble-t-il, d’où certaines allusions à peine voilées par pur jeu rhétorique. Je l’ai remanié quelque peu à l’occasion de sa diffusion publique, aujourd’hui en 2022. Certains passages ont été enlevés, ils ne sont plus compréhensibles sans l’expérience vécue de cette journée.

s’engager dans la confusion du langage

«La conséquence principale de notre existence dans le langage est que nous ne pouvons pas parler sur ce qui est en dehors du langage, ni même imaginer quelque chose en dehors du langage qui, d’une certaine façon, ferait sens en dehors de celui-ci. Nous pouvons imaginer une chose comme si elle existait hors du langage, mais quand nous tentons d’en parler, elle apparaît dans le langage caractérisée par les éléments, concepts et notions qui naissent à travers ce que nous faisons lorsque nous en parlons.» (Humberto Maturana, «the nature of time», traduction personnelle)

Imbibés par le langage, les mots se partagent aux mots et participent à l’univers de l’être. Chacun.e en est convaincu.e. Quelle joie d’utiliser ces vocalisations phonétiques sonorisées qui tentent de parler et de s’accrocher à l’infinie furtivité de l’expression, substance du monde. Ces mots qui s’échappent par les bouches parsemées d’espaces vocaliques finissent par convaincre l’orateur et l’auditrice que tout se passe dans la réalité. Ces artifices rhétoriques jalonnent la fabrique du réel un peu à l’instar de Wittgenstein qui affirmait que toute proposition est à la fois «vraie» et «fausse» temps qu’elle ne s’est pas confrontée à la référence du réel lequel déterminera, alors, quel chemin prendra cette proposition. Ô joie !

Autant d’humains qui façonnent leur réalité pour être la présence de l’instant exprimé : «Ma réalité est telle que ce que j’affirme soit vrai pour moi et pour les autres. Si les mots que j’exprime sont vrais alors ils me représentent et expliquent ce que je suis. Mon existence est rien d’autre que l’affirmation exprimée de mon expérience de la prononciation du verbe.» La spontanéité de l’émotion verbalisée à l’autre, partagée avec l’autre vient justifier l’authenticité de l’expérience mutuelle de la personnalisation de l’énonciation verbale. Heureuse rencontre de la proximité qui a eue, qui possède l’existence du maintenant, l’existence du précédé, l’existence du ce qui arrive. Autrement dit, la succession furtive des expressions du vrai, instant après instant, se renouvelle dans une actualité qui n’est jamais la même et pourtant réalisée dans la présence d’où le besoin de convaincre soi-même et les autres de la présence véridique de l’échange : être ensemble, vivre ensemble.

L’ensemble des êtres veut le sujet qui rendra commune la participation de chacun.e. Le sujet est l’intention non chaotique, l’excellence du contrôle, l’encadrement rigoureux qui modifie l’aléatoire en directions, en chemins. La contradiction permet de circonscrire et la limite de l’ensemble et le contour qui sépare chaque élément appartenant à ce même ensemble : c’est important de pouvoir individualiser ! Tout ce qui échappe au contour est de l’ordre du chaotique, échappatoire qui renvoie à la complexité d’une réalité sans commune mesure d’où l’insatiable besoin de tout confiner à l’intérieur d’un ensemble : futilité de l’utopie humaine dont l’être est le contour individué afin de recréer, inlassablement, génération après génération, des ensesembles qui ordonnent, qui enferment le chaotique en une série de déterminations. Ce qui est difficilement compréhensible œuvre, par sa difficulté même, au maîtrisable.

Saisir avec parcimonie le sens qui, instant après instant, fuit le réel pour détacher quelque chose de la masse confuse du chaos. Ce qui l’ordonne. Face à face, ordre et chaos se contemplent cherchant l’un après l’autre l’instant de l’instant où tout encore se lie, s’attache en une expression significative. Cette quête, cette recherche ouvre la connaissance de l’infinie furtivité de l’instant qui trouve à s’exprimer dans, avec des mots. A travers cette danse du vouloir se dessine une apparition, la distinction. Rien n’est plus beau que la volonté d’être autre chose que des mots, d’être une personne qui apparaît dans toute sa différence afin de se détacher de la communauté des êtres, de l’ensemble, pour affirmer cet accomplissement : «je suis».

Être une présence socialement subordonnée à la hiérarchisation : l’un est le meilleur.

Tout l’attirail psychosocial repose sur cette intransigeance car tout ce que le monde veut, c’est être uniquement soi, être dans son unicité distinguée, séparée de l’ensemble. La connaissance de cela : chercher un lien qui se détache tout en unissant. Poser la connaissance comme un manque de distinction, c’est reconnaître que soi n’est pas uniquement cela, le détaché, mais cela même qui ne peut jamais s’accomplir : faire émerger l’autre avec le même défaut dans l’espoir que cette accumulation de manques disparaîtra. Or elle ne fait que s’agrandir tel un ensemble qui s’étirerait à l’infini. Cette croissance impose la voie du savoir comme seul chemin possible auxquels tous les êtres sont subordonnés à la fabrication de la furtivité pour en faire une présence effective, tangible : une abstraction qui comblera, à juste titre, le manque.

Dès lors le langage apparaît seulement comme langue et ne peut aller au-delà de ce qu’il est et les notions développées en son intérieur montrent les limites de ce dernier. Il a besoin du tangible pour manifester sa présence tandis que le monde est fondé sur l’intangible. En conséquence toutes les notions, tous les mots signifient un éloignement du sens par la confusion de leurs constructions : la langue est éloignée de sa société qui la fabrique en ce que la société produit une langue technique qui s’éloigne de la nature humaine. L’humain produisant la société est éloigné du vivant en ce que le vivant produit l’humain sans une société. Le vivant est éloigné de ce qu’il est en ce qu’il n’est pas produit par ce qu’il est. Ces impossibilités feront apparaître l’une des conséquences les plus dommageables : tirer de ces implicites des éléments de langage plus explicites qui ne pourront se manifester que sous forme de lois.

Lois, écritures, sons

La loi est la difficile jonction entre la nécessité imposée et la libre volonté. Si ce fonctionnement est parfaitement critiquable, il oblige chacun.e, cependant, à coordonner ses actions. Ce système est typique de l’actualité humaine en ce qu’elle détermine dans ses actions une série de nécessités contingentes lesquelles justifient ces mêmes nécessités par un acte symbolique : son écriture. Dit autrement : c’est par la séparation de l’expérience humaine qu’un texte s’érige en réalité tangible hors de l’expérience humaine d’où son caractère d’objet (objectivité, objectif, etc). En même temps, il est indiscutable que ce type de texte soit incapable de se détacher de l’expérience humaine.

Le bouleversement théorique et radical d’une telle conception revient à court-circuiter l’apparition de la nécessité non plus comme une nature humaine qui oblige à coordonner ses actions par un consensus à trouver, mais comme ce qui s’édicte à partir d’un extérieur absolu (le divin) afin de signifier une sorte d’identité pure entre ce qui est intérieur à soi, à la communauté, en conséquence, à ce qui fait ensemble et ce qui est extérieur.

Ce dépassement est une proposition intéressante, mais le caractère proprement humain ne peut aller au-delà de ses propres déterminations. La limite de l’expérience humaine se termine sur cette double représentation que sont l’écriture et la loi. Elle ne peut aller au-delà de ces deux principes parce que l’ensemble social que nous avons fabriqué ne sait pas comment outrepasser ses propres constructions. De ce fait, nous les maintenons telles qu’elles sont. L’humain s’est déterminé par les jeux de l’écriture et des lois parce qu’il peut se distinguer en les utilisant comme un rapport objectif envers lui-même et son monde. Il ne sait plus qu’il sait, mais il sait que l’écriture et les lois savent qu’il ne sait plus. Il ne resterait plus qu’à cette entité humaine le doux son de l’amour à condition qu’il n’y ait plus de guerres, de conflits, de meurtres, de violences, de mensonges, de tromperies et d’envies.

En ces lieux protégés où l’entendement du son qui n’est ni loi ni écriture ni objet se transforme en une caresse de l’espace pour un entr’aperçu de l’infini ; vient se loger dans l’entrecroisement et spirituel et corporel une parole qui s’inscrit comme la technique d’un langage.

Le problème majeur de la technique des ondes sonores vocalisées, transformées en langage : elles s’évanouissent une fois émises. Elles sont un mouvement vibratoire, comme l’explique Ernst Chladny dans son traité d’acoustique, qui se propage indifféremment dans l’atmosphère, dans un liquide ou dans un solide. Seule la vitesse de ce mouvement varie en fonction de la matière rencontrée. De plus un son aigu n’a pas le même nombre de vibrations qu’un son plus grave. C’est dans un espace de temps que le son se produit. Temps que ce mouvement perdure, il y a un son. Lorsqu’il n’y a plus de mouvement, il n’y a plus de son et sa temporalité disparaît.